Le Grand soir by Bulteau Gwenaël

Auteur:Bulteau, Gwenaël [Bulteau, Gwenaël]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: la manufacture de livres
Publié: 2022-10-04T22:00:00+00:00

Chapitre 20

Lens, 18 avril 1906

– En arrêtant Sorgue, à ce moment-là, vous fichez en l’air le plan mis au point par la préfecture, dit Leroy. Pierre Monatte, j’aurais compris. Son influence sur les mineurs s’avère déterminante. Mais Sorgue ? En quoi serait-elle un gros gibier ? Les mineurs l’aiment bien mais la trouvent folklorique. En l’arrêtant, nous nous privons de renseignements de première importance. La vie continuera après le premier mai. Sorgue parcourt la France pour soutenir les mouvements de grève. Elle participe à un grand nombre de congrès syndicaux et politiques et surtout aux réunions non officielles où sont décidées les grèves et les actions directes. Nous nous privons donc d’une place aux premières loges.

– Les ordres sont venus d’en haut, monsieur Leroy, directement de la préfecture de police de Paris. D’ailleurs, vous devez vous y rendre dans les meilleurs délais. Quant à Monatte, ne vous inquiétez pas pour lui, son tour viendra. L’arrestation de Sorgue fait partie d’un plan plus vaste qui consiste à discréditer le mouvement. Cette femme m’étonne. Je m’attendais à ce qu’elle pousse une de ses colères légendaires ou qu’elle s’effondre en découvrant votre duplicité, mais elle tient le coup.

Leroy se dit qu’elle ressassait les événements passés, les doutes qu’elle avait eus. L’idée d’une trahison lui avait peut-être traversé l’esprit, sans qu’elle s’y attarde, mettant ce soupçon sur le compte de sa méfiance excessive.

Sans doute maintenant s’attendait-elle à ce qu’il révèle la vérité à propos de la mort du contremaître. Mais il avait gardé cette histoire secrète et ne comptait pas revenir sur sa position. Au début de sa mission d’infiltration, il éprouvait envers Sorgue un mélange de dégoût et de curiosité et s’était glissé avec zèle dans son personnage d’homme à tout faire, pétri de conviction, la révolution chevillée au corps. Une métamorphose parfaite. C’était le rôle de sa vie. À force de la fréquenter, il pouvait anticiper ses réactions, réciter ses aphorismes préférés et même terminer ses phrases avant elle. Il avait vu les émotions la traverser, pitié, colère ou mélancolie, la joie plus rarement, le bonheur, jamais. Surtout, il avait découvert sa force. Il avait admiré son énergie. D’ailleurs, il avait toujours eu un faible pour les femmes de caractère capables de faire des étincelles. Bref, il s’était passé quelque chose en lui qu’il n’avait pas compris sur le coup.

– Un de mes hommes mène son interrogatoire en ce moment-même, ajouta l’officier. Nous verrons bien ce qu’il en tire. J’ai envie de vous poser une question, Leroy. Je suis curieux de savoir ce qui vous a poussé à jouer ce rôle.

– Je travaillais à la préfecture de police de Paris, dans un groupe lié à la Sûreté où j’analysais les rapports des commissaires spéciaux. L’idée de cette mission d’infiltration auprès de Sorgue vient de moi. C’est justement parce que cette bourgeoise sans aucune carrure intellectuelle se pique de révolution que cela pouvait marcher. Elle ne marquera pas les esprits. L’Histoire aura vite fait de l’oublier.

– Sorgue est mariée. Que pense son mari de votre présence aux côtés de sa femme ?

– Je ne l’ai rencontrée qu’une fois.

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